Léon Clergue est né à Lavaur, dans le Tarn, le 23 décembre 1825, d’une famille très chrétienne. Les convictions familiales tenaient en deux mots : Dieu et le Roi. Madame Clergue était appelée dans son quartier la Vendéenne pour avoir, en 1830, arraché des mains de révolutionnaires braillards le drapeau qu’ils brandissaient sous ses fenêtres !
« Quand je serai grand, je veux être saint. » Dès l’âge de onze ans, ayant manifesté le désir d’être prêtre, Léon fut placé au séminaire de l’Esquile. C’était un cœur d’or ; boute-en-train dans les récréations, il entraînait ses compagnons devant le Saint-Sacrement et organisait la visite des malades dans les hôpitaux.
Au grand séminaire, même application, même zèle dévorant : « L’avenir n’est-il pas à Dieu ? » Il fonda pour les jeunes gens abandonnés à eux-mêmes l’Œuvre des petits métiers. Ordonné le 21 septembre 1850, il fut envoyé comme vicaire à Saint-Gaudens. Sans cesse sur la brèche, il avait le charisme des associations. Comme une épidémie de choléra se déclarait, il se porta en première ligne, en pensant à son frère cadet qui se battait en Crimée.
Le ressort de son zèle était sa dévotion eucharistique : « Je ne peux approcher du tabernacle sans que la présence de Jésus ne me devienne sensible et ne me saisisse au cœur... Il me semble l’entendre dire : “ Tu le vois, mon fils, me voici enchaîné par l’amour, il m’est impossible d’aller convertir ce pauvre pécheur, d’aller visiter ce pauvre malade, ce pauvre prisonnier ; va le faire à ma place, et fais comme je le ferais moi-même. ” »
FILS DE SAINT FRANÇOIS
Un jour de mai 1854, il faisait son chemin de croix au sanctuaire de Notre-Dame du Bout-du-Puy, quand, parvenu à la neuvième station, il entendit une voix intérieure lui dire : « Tu seras capucin ! » Épouvanté à cette perspective, il se rendit au sanctuaire de Notre-Dame de Garaison, pour y connaître la Volonté de Dieu. L’évêque de Tarbes, Mgr Laurence, lui dit de patienter un an. L’année suivante, l’appel se faisant de plus en plus pressant, un jésuite de Toulouse le confirma dans sa nouvelle vocation : « Dieu vous veut capucin. »
Le 13 juin 1855, en la fête de saint Antoine de Padoue, il recevait la bure franciscaine et le nom de Père Marie-Antoine au couvent des capucins de Marseille. Comblé pendant son temps de noviciat de singulières grâces mystiques, conscient que de grands combats l’attendaient, il s’y prépara dans l’oraison et la pénitence : « Seigneur, donnez-moi des âmes ! »
Dès le lendemain de sa profession religieuse, il commençait son apostolat dans les paroisses de Marseille. « Voilà mon petit vaisseau lancé à toutes voiles : retraites, sermons, panégyriques, confessions du matin au soir… Prêcher trois ou quatre fois par jour. À Marseille, on ne fait pas les choses à demi. Quelle foi vive ! Il ne faut qu’une étincelle pour mettre tout en feu. »
Fin 1857, le Père Marie-Antoine reçut l’obédience d’aller fonder un couvent de Capucins à Toulouse. Il acquit, sur la colline de la Côte-Pavée, dominant la ville et la vallée de la Garonne, en plein quartier populaire, un terrain où, avec ses frères et soutenu par la charité de généreux donateurs, il construisit un couvent dédié à saint Louis d’Anjou, qui fut franciscain et évêque de Toulouse au treizième siècle. Ce sera, jusqu’à sa mort en 1907, le couvent de ses charités et de ses combats.(…)
Couvent de la Côte-Pavée des Capucins de Toulouse.
LE SAINT DE TOULOUSE
Le rayonnement du Père Marie-Antoine s’étendit rapidement dans tout le quartier. Il n’avait pas son pareil pour aborder les gens, et tout prétexte était bon pour pénétrer dans les maisons où on lui avait signalé une conquête à faire. On racontera longtemps à Toulouse l’histoire du “ chou du Père Marie-Antoine ” qu’il bénit et qui grossit d’une manière démesurée, attirant tout ce que la ville comptait d’esprits scientifiques ou curieux, et ramenant le jardinier mécréant à la pratique religieuse. « Voilà les bonnes choses qu’un Ave Maria peut faire sortir d’un chou », concluait le Père en riant. Ou l’histoire de l’ivrogne qui chantait un refrain à la mode : « Père capucin, confessez ma femme ! » Il le prit au mot, le suivit jusque dans sa mansarde, où il trouva sa femme agonisante, lui donna les derniers sacrements et convertit le mari dégrisé. Le Père Marie-Antoine ramenait au couvent les sans-abri et les sans-travail qu’il avait rencontrés dans ses courses, et le frère Rufin leur servait une soupe chaude et consistante, toujours accompagnée d’une leçon de catéchisme et de prières.
L’AMOUR N’EST PAS AIMÉ !
Le cœur toujours en fête, dévoré du feu de l’amour de Dieu et du zèle du salut des âmes, notre capucin multiplia bientôt avec ses frères les missions populaires, à la demande des évêques ou des curés de paroisse qui faisaient appel à leur zèle. Ces missions étaient telles que les prêchait saint Louis-Marie Grignion de Montfort au siècle précédent : instructions, confessions et processions pendant trois semaines avec, pour finir, l’érection d’une Croix de mission ou d’une statue de la Vierge.
Le Père Marie-Antoine savait toucher les cœurs : « Si le bon Dieu descendait sur terre, il ne nous parlerait pas autrement que le Père Antoine », déclarait un jour un paysan de l’Ariège. Le missionnaire voyageait le plus souvent à pied. « Il avait toujours les pieds nus dans les sandales, tellement fissurés par le froid particulièrement vif, qu’en entrant au presbytère, il a demandé une aiguille et du fil. “ Donnez-nous ce que vous voulez coudre, répond la servante du curé, ce n’est pas à vous à le faire ! S’il faut une réparation à votre habit, c’est notre affaire. – Ce n’est pas l’habit qui est déchiré, mais puisque vous voulez coudre, voilà : faites. ” Et ce disant, il pose sur une chaise son pauvre pied, montrant les énormes crevasses que le froid vient d’ouvrir. La Félicité, elle, ne comprenait pas. Alors le Père Antoine prend l’aiguille et, comme s’il s’était agi d’un accroc à sa robe, il rapproche les chairs saignantes, les recoud d’un tour de main. Mon pauvre, il est reparti joyeux comme un prince. »
Quand le temps lui manquait, il voyageait en voiture publique ou en train, au fur et mesure que les lignes se créaient, mais il devait quêter auprès des autres voyageurs pour payer sa place car, fidèle à sa règle, il n’avait jamais d’argent sur lui sauf pour les pauvres.
MISSIONNAIRE DE CONTRE-RÉFORME
Le Père Marie-Antoine en Mission.
Dans certaines régions du Midi, dominées par les protestants, ceux-ci lui faisaient une guerre ouverte. Quolibets, insultes, menaces, rien n’arrêtait le capucin souriant, mais il souffrait de voir leur misère spirituelle. En se séparant de l’Église et en conservant la Bible seule, disait-il, ils ont perdu toute source de vie : la Croix, le Tabernacle, la Sainte Vierge, les sacrements, la dévotion des saints... Un jour, il releva le défi d’une controverse publique qu’ils lui avaient lancé.
« Le Père propose de commencer par prier, puis, il s’ensuit un dialogue dont le capucin devient vite maître, avec un argumentaire dont la logique découle sans ambages de sa foi :
« Comme homme, je suis le dernier de tous, et certainement le plus indigne d’entre vous. Mais comme missionnaire de Jésus-Christ, je suis le premier. Or, lorsque je parle comme prêtre, c’est Dieu même qui vous parle. Vous êtes tous ici les enfants de l’Église catholique, la seule que Jésus-Christ ait établie. Mais je vois ici deux parties distinctes dans cette assemblée ; vous, catholiques, vous êtes ses enfants fidèles, et vous, pauvres protestants, vous êtes ses enfants prodigues qui vous êtes révoltés contre votre mère... »
La parole se fait pathétique. D’un geste, le missionnaire montre sa croix : « Voyez ce qu’il en a coûté à Jésus-Christ pour nous sauver, regardez cette croix. Voyez ce qu’il m’en coûte à moi-même pour me sauver et pour vous sauver, voyez mes pieds nus moitié gelés par le froid. » Et, faisant appel à un petit berger des montagnes, il confondit la fausse science et la fausse autorité du pasteur. S’ensuivit une controverse par écrit, de haute tenue, que le Père Marie-Antoine publiera sous le titre : “ Le protestantisme confondu ” (1865).
L’OUVRIER DE NOTRE-DAME DE LOURDES
En ces mêmes années, le regard du missionnaire était attiré de plus en plus vers Lourdes. L’année même des apparitions, il se rendit sur les lieux, rencontra Bernadette, l’abbé Peyramale, Estrade, Bourriette... La conversation qu’il eut avec la voyante ravit son âme. « Chacune de ses paroles est pour moi une perle précieuse que j’ai pieusement enchâssée dans l’écrin de mes plus religieux souvenirs. » (…)
Le Père Marie-Antoine se rendra à Lourdes dès qu’il le pourra, il y établira même ses quartiers, entre deux missions, se voulant l’humble instrument des grâces de l’Immaculée. C’est lui qui initia la procession aux flambeaux, plus tard, la procession du Saint-Sacrement avec les acclamations et les supplications des malades de l’Évangile.
Confesseur infatigable, grand convertisseur, on l’appelait le “ brancardier des âmes ”. On disait même qu’il « aidait la Sainte Vierge à faire ses miracles » ! Enfin, il sera l’incomparable animateur des grands pèlerinages nationaux, à partir de 1872. C’est qu’il savait si bien parler d’Elle ! Sa parole coulait de son cœur comme l’eau du rocher. Il annonçait comme certain le triomphe de Marie. « C’est l’Immaculée Conception de Pie IX et de la Grotte de Lourdes, répétait-il, qui doit tuer la révolution et sauver le monde. »
CONTRE-RÉVOLUTION MARIALE
Il avait vu un net changement s’opérer dans la société française au cours des dernières années de l’Empire libéral. Après la défaite de 1870, – quelle chute dans le sang et la boue ! – il fallait reconstruire, mais sur quoi ? Le Père Marie-Antoine écrivit alors un “ Manuel du bon Français ”, dans lequel il expliquait que notre défaite venait des mauvais principes qui régissaient les institutions de la France.
« Ils ont dit : Plus de Dieu ! Plus de roi ! Ah ! n’oublie pas, ô peuple bien-aimé de ma chère France, qu’il faut un Dieu à l’homme et qu’il lui faut un chef, et que, lorsqu’il n’a pas son Dieu et son chef légitime, il en prend nécessairement un autre, et il devient à la fois superstitieux et esclave ; à la place de Dieu, c’est Satan qu’il adore ; à la place du roi légitime, c’est un ou plusieurs ambitieux despotes qu’il se choisit : ils s’élèvent, ils s’engraissent à tes dépens, ils t’appelleront peuple souverain tant que tu le voudras ; mais c’est pour mieux te mettre sous leurs pieds ! (…) »
Et de rappeler les vrais principes auxquels la France devait revenir : Dieu, Patrie, Famille ! « La religion et la politique ne doivent jamais se séparer. La religion est l’âme, la politique le corps de la société ; leur union, c’est la vie ; leur séparation, c’est la mort ! » (…) Le Père Marie-Antoine était légitimiste par tradition familiale et par conviction, mais surtout, par religion.
L’HEURE DES GRANDS COMBATS
Las ! après l’échec de la restauration monarchique, on assista en France à une puissante montée de l’anticléricalisme. Attaqué dans les journaux libres penseurs, le Père Marie-Antoine usa de son droit de réponse, et publia une brochure : “ Bataille d’un pauvre capucin contre les fils de Satan ”. L’épisode de Vallauris est resté dans toutes les mémoires : le maire qui s’opposa au bon déroulement de la mission mourut, ainsi que deux de ses adjoints les plus enragés, le jour même de sa clôture. Le Père fit alors imprimer un tract à distribuer au début de la mission suivante à Rodez : « Nous sommes, appelés par le pasteur de votre diocèse, trois missionnaires de la miséricorde de Dieu. Il y en a un autre que personne n’appelle, mais qui vient toujours, à plus ou moins long terme, à la suite de ceux-ci, c’est le missionnaire de la justice, et il s’appelle la mort. » (…)
Quand les congrégations enseignantes furent contraintes à l’exil, il écrivit pour elles “ Le livre d’or des Proscrits ”. L’enseignement laïque et obligatoire étant imposé aux petits enfants de France, notre capucin publia un pamphlet : “ Satan maître d’école ” ! Mais la République s’acharnait, et ce fut au tour des capucins de prendre le chemin de l’exil. Ceux de Toulouse furent contraints de céder devant la force publique. Seul le Père Marie-Antoine, étant le propriétaire légal, put rester dans son couvent dévasté. (…)
Quelques jours après, le Père reprenait ses missions. « Disciples d’un Maître né pauvre, il nous faut de nouveau monter au Calvaire, fouler aux pieds les biens de ce monde, nous condamner joyeusement à une vie de travail et de sacrifices et, armés d’une croix de bois et d’un cœur de feu, recommencer la conquête du monde. » Infatigable Père Marie-Antoine ! Et c’est à Lourdes, plus que jamais, qu’il savait bien gardée la foi des anciens jours, sous la bannière de l’Immaculée.
En 1892, l’année du ralliement à la République imposé par le pape Léon XIII, – pour le Père Marie-Antoine qui disait : « La République en France, c’est le diable ! » quel déchirement ! – une vague d’attentats anarchistes plongeait Paris et la France dans la terreur. Le capucin de Toulouse écrivit une lettre que le journal l’Univers s’empressa de publier : « Le Christ ou la dynamite... D’où viennent tous ces malheurs ? Voici la réponse, un seul mot suffit pour la donner : on a rompu avec Jésus-Christ. Ô folie ! rompre avec Celui qui, sous peine de mort, doit être tout en politique, comme il doit être tout en religion !... »
LA CERTITUDE DU TRIOMPHE À VENIR
Le programme du nouveau Pape, saint Pie X, rejoignait le sien : « Tout restaurer dans le Christ ». Le temps des compromis était clos. Au sujet de la loi de Séparation de l’Église et de l’État, le capucin écrivit au cardinal Merry del Val, secrétaire d’État au Vatican :
« L’acceptation de la loi, votée par la Chambre et bientôt le Sénat, serait une mort lente mais infaillible. Le refus absolu, radical, de cette loi sera la résurrection et la vie... Au radicalisme maçonnique nous égorgeant, nous étouffant sans bruit, il faut opposer le radicalisme divin, en nous défendant et en combattant avec éclat. À ce prix seul sera la victoire. Les martyrs ont-ils craint d’être intransigeants ? Et, sans cette intransigeance, l’Église aurait-elle remporté une seule victoire ? »
En 1904, pour le Jubilé de l’Immaculée Conception, il était toujours en première ligne : « Voici l’heure du grand combat, et aussi l’œuvre du grand triomphe ! C’est par Marie que Dieu se prépare à créer un monde nouveau, où Jésus-Christ régnera. Tout est en travail pour cet enfantement. » Mais il était dit que le Père Marie-Antoine ne connaîtrait pas de son vivant ce triomphe de l’Immaculée. Il eut même à subir, au sanctuaire qu’il chérissait entre tous, la plus blessante des humiliations, quand l’évêque de Tarbes, Mgr Schoepfer, qui blâmait son « manque de prudence », lui fit une coulpe publique et lui interdit d’exercer son ministère dans l’enceinte du sanctuaire. « L’évêque a raison, l’autorité doit être obéie, mais j’ai bien souffert ! j’ai bien souffert ! » avouera le vieux missionnaire.
Il mourut seul, le 8 février 1907, dans son couvent déserté d’où le préfet n’avait pas osé l’expulser. Le lendemain, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans toute la ville : « Le saint est mort. »
« Le saint est mort. »
Ils furent cinquante mille à assister à son inhumation, alors que sonnaient les cloches des premières vêpres de Notre-Dame de Lourdes. Il avait promis : « Jusqu’à la fin des temps, je veillerai, j’intercéderai auprès de la Sainte Vierge pour mon beau pays de France. » Il « revient » pour nous montrer le chemin de l’Immaculée, le chemin de Lourdes.
Extraits de Il est Ressuscité ! n° 64, déc. 2007, p. 29-32