Elles sont les sœurs de Lazare et les amies de Jésus. Luc et Jean en
parlent tous deux, et nous allons voir combien le portrait qu’ils en
font est contrasté. Mais disons le tout de suite : l’antithèse
Marie/Marthe est une interprétation médiévale du récit de Luc 10,38-48.
Les écrivains médiévaux en firent le symbole de la vie humaine - Marie
incarnant la vie contemplative et Marthe la vie active - jusqu’à Luther
qui disait " Marthe, Marthe, ton travail doit être réduit à rien ."(1)
L’Eglise, en cela fidèle au récit de Luc, souligne la supériorité de
Marie. Jésus n’avait-il pas dit à Marthe, qui s’affairait en tâches
domestiques alors que Marie était aux pieds de leur invité, buvant ses
paroles : " Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour
beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne
part : elle ne lui sera pas retirée ."
En effet, Marie laisse à sa sœur toutes les tâches qui incombent à une
bonne maîtresse de maison désireuse d’honorer un visiteur. C’est
pourquoi on peut comprendre la remarque un peu acerbe faite par Marthe
à Jésus : " Seigneur, tu ne te soucies pas de ce que ma sœur me laisse faire le travail toute seule. Dis-lui donc de m’aider ."
Jésus a donné raison à Marie : elle a choisi la meilleure part, et ce
n’est pas nous qui dirons le contraire, car cette petite péricope a
cantonné la figure de Marthe dans l’insignifiant, dans l’inutile, alors
que dans l’Evangile de Jean elle est un tout autre personnage. Sans
craindre de passer pour une féministe, je dirai qu’il était bien dans
la mentalité du temps de préférer Marie la taciturne, la passive à
Marthe la loquace, l’active, celle qui reconnaît la messianité de
Jésus, celle qui, à tout prendre, est l’égale de Pierre.
En Jean 11, 1-44, récit de la résurrection de Lazare, la figure de
Marthe prend en effet un relief formidable. D’abord, il est dit au
verset 5 que Jésus " aimait Marthe, sa sœur et Lazare ." Ensuite, que Marthe, ayant entendu dire que Jésus arrivait, vint à son devant alors que Marie " restait assise à la maison " (v. 20). A Jésus, Marthe dit : " Si
tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant même je
sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera ."
Et après que Jésus lui ait annoncé qu’il était la résurrection et la vie, Marthe répondit très simplement :
" Oui, Seigneur, moi, je suis convaincue que c’est toi le Christ, le Fils de Dieu qui vient dans le monde ."
Magnifique exemple de confession de foi que les théologiens, dans
l’ensemble, négligèrent - à l’exception de Rudolf Bultmann qui, dans
son commentaire sur l’Evangile selon Jean, écrit à propos de Marthe
dont il loue la foi forte alors qu’il trouve celle de Marie faible : " La réponse de Marthe manifeste la vraie stature de la foi ."
Toujours silencieuse, on retrouve Marie dans un épisode célèbre, que
les quatre évangélistes racontent, mais différemment. C’était six jours
avant la Pâques, dit Jean, Jésus est revenu à Béthanie et un dîner est
donné pour lui. Lazare et ses sœurs sont présents. Jean décrit la scène
: Lazare est à table avec Jésus et les autres convives, Marthe sert, et
Marie, toujours silencieuse, vient verser un parfum de grand prix sur
les pieds de Jésus qu’elle essuie avec ses cheveux en un geste
d’adoration presque sensuel. Et c’est peut-être justement cette
sensualité qui dérangea l’Eglise. Si l’on prend les évangiles
synoptiques, nous trouvons des différences. Chez Marc, (Mc 14, 3-9), la
femme qui essuie les pieds de Jésus avec ses cheveux est une inconnue ;
chez Matthieu (Mt 26, 6-18) aussi, et la péricope est en tous points
semblable à celle de Marc. Par contre, chez Luc, nous avons une version
longue de la scène et la femme au vase d’albâtre contenant le parfum
n’est plus une inconnue, ni Marie de Béhanie, mais une " pécheresse ", ce qui sous-entend une femme de mauvaise vie. Quant aux convives, ce sont les " pharisiens ." D’évidence, Luc a mis en scène une version édifiante de la scène qui de ce fait perd en cohérence.
Et c’est de cette version que l’Eglise va s’emparer pour faire de Marie
de Magdala une pécheresse modèle, sans aucune vérité évangélique. Alors
que Luc parle d’une inconnue, et Jean de Marie de Béthanie, l’Eglise
met un autre nom sur la femme : Marie de Magdala parce qu’aux yeux des
autorités ecclésiales, le fait qu’elle eut été possédée faisait d’elle
une pécheresse en proie à la passion et à la luxure. Ce n’est pas une
erreur de lecture mais un acte volontaire que l’on peut attribuer au
pape Grégoire qui, autour de l’an 600, associa en une seule image la
pécheresse, Marie de Béthanie et Marie de Magdala. Il fallait que la
femme soit rabaissée pour exalter la miséricorde divine et la figure de
Marie de Magdala se prêtait mieux au rôle de pécheresse repentante que
la tendre Marie de Béthanie.
Quant à Marthe, tant méprisée par les Pères de l’Eglise, elle devint
une figure de légendes au XIIe siècle - ne disait-on pas qu’elle avait
apprivoisé un dragon ?(2)
Et deux siècles plus tard, les dominicains la vénéraient et Maître
Eckhard, le mystique rhénan, provincial des dominicains de Saxe, dans
un sermon sur le récit lucanien, démontrait que Marthe était forte,
active, entreprenante, alors que Marie était hésitante et uniquement
préoccupée de prendre du plaisir et de recevoir(3). Un autre
dominicain de cette époque fonda même l’ordre de Sainte-Marthe
cependant que des guildes, des hôpitaux et des couvents de femmes
prenaient le nom de Marthe lors de leur fondation.
(1) Cité dans Elisabeth et Jürgen Moltmann, Dieu homme et Femme, Paris, Cerf, 1984, p.39
(2) Voir : Jacques de Voragine, La légende Dorée, Paris, Garnier, 1967
(3) Elisabeth Moltmann, op.cit. p.47
parlent tous deux, et nous allons voir combien le portrait qu’ils en
font est contrasté. Mais disons le tout de suite : l’antithèse
Marie/Marthe est une interprétation médiévale du récit de Luc 10,38-48.
Les écrivains médiévaux en firent le symbole de la vie humaine - Marie
incarnant la vie contemplative et Marthe la vie active - jusqu’à Luther
qui disait " Marthe, Marthe, ton travail doit être réduit à rien ."(1)
L’Eglise, en cela fidèle au récit de Luc, souligne la supériorité de
Marie. Jésus n’avait-il pas dit à Marthe, qui s’affairait en tâches
domestiques alors que Marie était aux pieds de leur invité, buvant ses
paroles : " Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour
beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne
part : elle ne lui sera pas retirée ."
Le Christ chez Marthe et Marie Vermeer de Delft, vers 1655 Edimbourg, National Gallery of Scotland |
bonne maîtresse de maison désireuse d’honorer un visiteur. C’est
pourquoi on peut comprendre la remarque un peu acerbe faite par Marthe
à Jésus : " Seigneur, tu ne te soucies pas de ce que ma sœur me laisse faire le travail toute seule. Dis-lui donc de m’aider ."
Jésus a donné raison à Marie : elle a choisi la meilleure part, et ce
n’est pas nous qui dirons le contraire, car cette petite péricope a
cantonné la figure de Marthe dans l’insignifiant, dans l’inutile, alors
que dans l’Evangile de Jean elle est un tout autre personnage. Sans
craindre de passer pour une féministe, je dirai qu’il était bien dans
la mentalité du temps de préférer Marie la taciturne, la passive à
Marthe la loquace, l’active, celle qui reconnaît la messianité de
Jésus, celle qui, à tout prendre, est l’égale de Pierre.
En Jean 11, 1-44, récit de la résurrection de Lazare, la figure de
Marthe prend en effet un relief formidable. D’abord, il est dit au
verset 5 que Jésus " aimait Marthe, sa sœur et Lazare ." Ensuite, que Marthe, ayant entendu dire que Jésus arrivait, vint à son devant alors que Marie " restait assise à la maison " (v. 20). A Jésus, Marthe dit : " Si
tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant même je
sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera ."
Et après que Jésus lui ait annoncé qu’il était la résurrection et la vie, Marthe répondit très simplement :
" Oui, Seigneur, moi, je suis convaincue que c’est toi le Christ, le Fils de Dieu qui vient dans le monde ."
Magnifique exemple de confession de foi que les théologiens, dans
l’ensemble, négligèrent - à l’exception de Rudolf Bultmann qui, dans
son commentaire sur l’Evangile selon Jean, écrit à propos de Marthe
dont il loue la foi forte alors qu’il trouve celle de Marie faible : " La réponse de Marthe manifeste la vraie stature de la foi ."
Toujours silencieuse, on retrouve Marie dans un épisode célèbre, que
les quatre évangélistes racontent, mais différemment. C’était six jours
avant la Pâques, dit Jean, Jésus est revenu à Béthanie et un dîner est
donné pour lui. Lazare et ses sœurs sont présents. Jean décrit la scène
: Lazare est à table avec Jésus et les autres convives, Marthe sert, et
Marie, toujours silencieuse, vient verser un parfum de grand prix sur
les pieds de Jésus qu’elle essuie avec ses cheveux en un geste
d’adoration presque sensuel. Et c’est peut-être justement cette
sensualité qui dérangea l’Eglise. Si l’on prend les évangiles
synoptiques, nous trouvons des différences. Chez Marc, (Mc 14, 3-9), la
femme qui essuie les pieds de Jésus avec ses cheveux est une inconnue ;
chez Matthieu (Mt 26, 6-18) aussi, et la péricope est en tous points
semblable à celle de Marc. Par contre, chez Luc, nous avons une version
longue de la scène et la femme au vase d’albâtre contenant le parfum
n’est plus une inconnue, ni Marie de Béhanie, mais une " pécheresse ", ce qui sous-entend une femme de mauvaise vie. Quant aux convives, ce sont les " pharisiens ." D’évidence, Luc a mis en scène une version édifiante de la scène qui de ce fait perd en cohérence.
Et c’est de cette version que l’Eglise va s’emparer pour faire de Marie
de Magdala une pécheresse modèle, sans aucune vérité évangélique. Alors
que Luc parle d’une inconnue, et Jean de Marie de Béthanie, l’Eglise
met un autre nom sur la femme : Marie de Magdala parce qu’aux yeux des
autorités ecclésiales, le fait qu’elle eut été possédée faisait d’elle
une pécheresse en proie à la passion et à la luxure. Ce n’est pas une
erreur de lecture mais un acte volontaire que l’on peut attribuer au
pape Grégoire qui, autour de l’an 600, associa en une seule image la
pécheresse, Marie de Béthanie et Marie de Magdala. Il fallait que la
femme soit rabaissée pour exalter la miséricorde divine et la figure de
Marie de Magdala se prêtait mieux au rôle de pécheresse repentante que
la tendre Marie de Béthanie.
Quant à Marthe, tant méprisée par les Pères de l’Eglise, elle devint
une figure de légendes au XIIe siècle - ne disait-on pas qu’elle avait
apprivoisé un dragon ?(2)
Et deux siècles plus tard, les dominicains la vénéraient et Maître
Eckhard, le mystique rhénan, provincial des dominicains de Saxe, dans
un sermon sur le récit lucanien, démontrait que Marthe était forte,
active, entreprenante, alors que Marie était hésitante et uniquement
préoccupée de prendre du plaisir et de recevoir(3). Un autre
dominicain de cette époque fonda même l’ordre de Sainte-Marthe
cependant que des guildes, des hôpitaux et des couvents de femmes
prenaient le nom de Marthe lors de leur fondation.
(1) Cité dans Elisabeth et Jürgen Moltmann, Dieu homme et Femme, Paris, Cerf, 1984, p.39
(2) Voir : Jacques de Voragine, La légende Dorée, Paris, Garnier, 1967
(3) Elisabeth Moltmann, op.cit. p.47