francemarc- Admin
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Date d'inscription : 27/07/2007
par francemarc Sam 2 Fév - 19:48
LA MAGIE BLANCHE
Quand un enfant, ou un adulte, éprouve soudain de violents maux de tête,
ou des nausées, ou de la fièvre; ou encore si un animal dépérit
sans raisons apparentes on dit « è statu innuchjatu » (on
lui a jeté le mauvais œil). « Le mauvais œil c'est une
influence maligne provenant d'un regard humain, où l'œil joue le
rôle d'instrument de propagation ».
Pourquoi l'œil? Sans doute parce que le regard est la forme la plus commune,
et aussi la plus imparable, de l'envie, du désir (inconscient ou conscient)
de la possession, de l'aliénation. En général, on considère
que celui qui porte le mauvais œil n'en est pas conscient, ni par conséquent
responsable. Le processus se déclenche en particulier quand on fait un éloge
ou un compliment au sujet d'un homme ou d'un animal, comme si le sentiment d'admiration,
fondamentalement ambivalent libérait alors toute son agressivité.
Il faut donc se préserver du « mal ochju » que porte toute
louange en prononçant immédiatement après elle la formule « che
Diu u benedica » (que Dieu le bénisse). On peut aussi faire avec
les doigts « le signe des cornes » sur la personne ou l'animal qui
est exposé, ou cracher par terre dans sa direction. Le port des scapulaires
a, entre autres pour objectif, de briser l'influence maligne.
Mais quand
ces rites de conjuration préventive n'ont pas suffi ou n'ont
pas été accomplis il ne reste plus qu'à recourir à la « signatore ».
Mieux vaut dire la signatore car dans la plupart des cas c'est une femme (sur
118 « signatori », 90 sont des femmes). Il n'est pas de village qui
ne possède au moins une « signatore », Le matériel
dont elle se sert pour opérer est des plus simples: une bougie allumée,
une assiette blanche pleine d'eau, et une petite quantité d'huile que
l'on tirait autrefois de la « lumera » ; aujourd'hui on prend tout
simplement de l'huile de ménage. La « signatore » après
s'être assise - ou agenouillée - à côté de l'enfant
qu'elle doit « signer» récite une prière (3 Pater,
ou 3 Ave), puis de la main droite elle fait trois signes de croix sur l'assiette,
qu'elle tient au-dessus de la tête de l'enfant, ou qu'elle pose à côté de
lui. Elle fait ensuite tomber dans l'eau, à trois reprises, quelques gouttes
d'huile (trois à chaque fois), et en même temps elle marmonne à voix
inaudible une formule magique qui met en scène la Vierge, le Christ ou
les saints, (Ces prières ne se transmettent et s'apprennent que la nuit
de Noël.) Si les gouttes s'étalent c'est que le patient était
bien « inucchjatu ». Si elles restent compactes c'est qu'il n'y a
pas eu maléfice. Certaines « signatore » prennent le mal sur
elles, et pendant quelques instants elles éprouvent les malaises qu'éprouvait
le patient. La « signature » de l'« occhju » peut se
faire aussi devant des objets personnels du patient.
Un autre rite médico-magique assez commun en Corse est celui de la « signature» des
vers « varmi ». Le matériel est ici constitué par des
fils blancs, dont la « signatore » coupe neuf morceaux. Elle récite
des prières, fait trois signes de croix sur une assiette blanche remplie
d'eau, et elle laisse tomber un à un les fils dans l'assiette en prononçant également
une formule qui fait référence aux grandes fêtes du calendrier
chrétien. Si les fils se tordent et paraissent avancer dans l'eau c'est
que l'enfant avait des vers et il doit en ressentir un soulagement plus ou moins
immédiat. Si, au contraire, les fils restent immobiles c'est que l'enfant
est atteint d'un autre mal.
A un premier examen les deux traitements peuvent
sembler ressortir à des
logiques différentes. Dans le cas de l'«occhju», le mal est
immatériel et les symptômes seuls sont physiques. On conçoit
donc qu'on puisse par une action symbolique atteindre la cause des malaises et
les faire disparaître. D'autant plus qu'une céphalée ou des
nausées sont des phénomènes qui peuvent disparaître
rapidement. En revanche dans le cas des vers, il s'agit de parasites intestinaux
bien connus, qu'il est difficile d'éliminer et on ne comprend pas que
le soulagement puisse être immédiat. Heureusement la similitude
des rites est là pour nous convaincre de notre aveuglement: les vers ne
sont pas plus réels physiquement que l'«occhju», et celui-ci
n'est pas plus spirituel que les vers. Nous sommes en réalité dans
un univers double, dédoublé, dont les deux faces sont saisies dans
un réseau de correspondances: agir sur l'une de ces faces c'est agir aussi
sur l'autre
Le «mal occhju »n'est pas plus, ni moins, réel que les vers;
et les vers ne sont pas plus réels que bouts de fil blanc qui les symbolisent.
Nous
avons donc affaire à un système à trois niveaux;
- Les
forces spirituelles - ou immatérielles - du bien et du mal, qui
s'affrontent dans l'univers. Dans les formules magiques de l'occhju et des « varmi »,
Dieu, la Vierge et les saints apparaissent souvent munis d'armes, ou d’instruments
dont ils se servent pour combattre le mal.
-Le corps du patient, lieu de
douleurs, traversé et travaillé dans
toute son épaisseur psychologique et physique, par les forces en présence.
-Le
matériel symbolique de la « signatore »: l'assiette, l'huile,
l'eau, les fils.
L'efficacité symbolique de la « signature » vient de ce que,
par la prière (rite oral), le geste (signes de croix, imposition de l'assiette
sur la tête du patient...) et sous réserve de l'adhésion
du patient à l'ordre des choses ainsi évoqué, (« si
on n'y croit pas, ça ne marche pas ») elle met en branle et en correspondance,
en une même action symbolique, physique et psychologique, les trois niveaux
de la réalité vécue que nous venons de distinguer. La guérison
est à ce prix.
On pourrait appliquer la même analyse à d'autres rituels. Disons
simplement que la plupart des maux que nous avons vu traités par la médecine
empirique relèvent aussi de la signation. Pour les maladies des hommes
et aussi pour les maladies du bétail dans lesquelles on utilise aussi
des « incantesimi ».
A Siscu, trois femmes, nées en trois lieux différents et accompagnées
d'un parent du malade, conduisent celui-ci dans une masure solitaire. La plus âgée
effleure le front du patient avec un gros clou fourni par le parent, en faisant
mine de l'arracher et en disant « Ici, je te décloue », tandis
que les deux autres répètent la formule; puis, avec un marteau,
elle enfonce le clou dans le mur, où elle le laisse en disant (et les
autres avec elle): « Et ici, je te cloue »
Evoquons pour terminer,
et sans prétendre être complet, les rites
d'expulsion symboliques qui relèvent de la magie imitative. Par exemple,
pour se débarrasser des verrues on jette une poignée de haricots
dans la rivière et on se sauve en courant sans regarder derrière
soi.
« N'un move una foglia che Diu n'un voglia » (pas une feuille ne
remue sans que Dieu ne le veuille). La foi chrétienne se fonde sur l'ordre
souple et infini de la Providence: tout y est prévu et rien n'y est fixé puisqu'il
combine à la fois l'omniscience de Dieu et la liberté de l'homme.
Pour une foi chrétienne cet ordre embrasse la Création dans son
ensemble et dépasse par son ampleur la destinée humaine. D'un autre
côté nous venons de voir que la médecine empirique et la
magie blanche traitent les accidents mineurs d'une vie individuelle: maladie
et maléfices traduisent le choc des trajectoires humaines particulières,
l'inertie de la matière, l'irruption du désir mauvais. Mais qui
prendra en charge dans ses scansions majeures, la courbe de chaque destinée
en elle- même, les pôles premier et ultime de la naissance et de
la mort entre lesquels elle se construit comme un destin? C'est cet ordre de
causalité, où paganisme et christianisme s'entremêlent, qu'il
nous faut maintenant examiner.